Journal étudiant de la PHYSUM

Vulgarisation

Émergence de la spectroscopie en astronomie, le rôle des raies d’absorption

Par Sarah Piché Perrier


Ce texte se veut un article de vulgarisation scientifique sur l'évolution de la spectroscopie en astronomie. Toutefois, le choix des découvertes présentées et l'importance qui leur est accordée relèvent de l'opinion de l'autrice.

Lorsque les premiers humains ont tourné leur regard vers le ciel il y a des millions d’années, l’astronomie est née. Cette astronomie embryonnaire était encore bien loin de celle que l’on connaît aujourd’hui. Elle commença tout d’abord par n’être que de simples observations, sans forcément être accompagnée de questionnements. Puis, l’Homme commença à se poser des questions sur la Lune et ces petits points brillants qui scintillaient dans les cieux. Il se mit à étudier la position, les mouvements, la structure et l’évolution des corps célestes. Naquit ainsi peu à peu la science qu’est l’astronomie moderne au fur et à mesure que celle-ci se dissociait des interprétations mystiques de l’astrologie. Au cours des années, deux autres branches scientifiques découlèrent directement de l’astronomie. L’une d’elle fut l’astrophysique, un domaine de l’astronomie qui étudie la nature, les propriétés physiques, la formation et l’évolution des astres grâce à l’utilisation des lois et équations de la physique. L’autre fut la cosmologie, une science qui étudie la structure et l’évolution de l’Univers dans son ensemble. Chacune de ces sciences cousines emploie comme moteur de recherche les observations de l’espace pouvant être réalisées depuis le point d’observation de l’humanité, la Terre et le système solaire. En faisant abstraction des sondes qui peuvent être envoyées sur certaines planètes, l’une des seules choses qui est observable depuis la planète bleue est la lumière en provenance du reste de l’espace qui arrive jusqu’à elle. Cette lumière peut être étudiée sur l’ensemble de son spectre, c’est-à-dire des rayons gamma, en passant par la lumière visible, jusqu’aux ondes radios. Il existe deux principales méthodes permettant de l’étudier. La première consiste à mesurer l’intensité de son flux, autrement dit, à calculer le nombre de photons reçus par unité de surface et de temps en provenance d’une source localisée. Cette manière de procéder est réalisée la plupart du temps grâce à la photométrie. La seconde méthode consiste à analyser en détail le spectre de cette lumière ; en d’autres mots il s’agit d’étudier la décomposition de la lumière sur l’ensemble des longueurs d’onde. Cette dernière est quant à elle réalisée via la spectroscopie. Ce fut avec l’arrivée de la spectroscopie en astronomie que cette science fit réellement le grand bond vers la gloire qu’elle connaît aujourd’hui. La suite de ce texte expose l’histoire de la spectroscopie en astronomie à travers l’étude des raies d’absorption qui furent au coeur de chacune des grandes étapes évolutives de cette science, en partant des premières découvertes qui menèrent à la naissance de ce domaine d’études, puis en abordant les courts récits des personnes qui contribuèrent à son implantation dans le domaine de l’étude des astres, et enfin, en concluant avec la dernière grande découverte qui révolutionna la spectroscopie en apportant la dernière pièce manquante à la compréhension des raies d’absorption, permettant ainsi à cette science de déployer son plein potentiel.

Des premières observations à la première grande découverte

Isaac Newton (1642/3 - 1727). Peinture de Godfrey Kneller, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Le début de cette grande histoire au dénouement heureux qu’est la spectroscopie commença en 1666 lorsqu’un jeune Newton, alors âgé d’une vingtaine d’années, remarqua qu’il était possible de séparer la lumière concentrée du Soleil en une bande lumineuse ordonnée allant du violet au rouge qu’il appela spectre.[1] [25] Plus encore, il découvrit que cette séparation était une propriété de la lumière blanche elle-même et non du prisme utilisé pour la diffracter. Il établit alors que la lumière blanche était composée de toutes les couleurs visibles et que chacune de ces couleurs était déviée avec un angle légèrement différent lorsqu’elle passait d’un milieu transparent à un autre (ex : de l’air au verre et du verre à l’air), allant du rouge qui est peu dévié au violet qui comporte la déviation la plus importante. Bien qu’il ne saisissa pas pourquoi ces couleurs avaient un angle de déviation différent propre à chacune, il comprit que c’était ce phénomène qui créait le spectre d’apparence continue lorsque la lumière passait d’un milieu à un autre et que ce spectre serait toujours le même.

Illustration de la dispersion de la lumière par un prisme de verre. La différence de déviation entre le rouge qui est peu dévié et le violet qui possède le maximum de déviation est bien visible. Ce fichier est disponible selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 3.0

Thomas Young (1773 - 1829). Peinture de Henry Perronet Briggs, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Il fallut attendre jusqu’en 1801 pour que la raison de ce phénomène soit expliquée par l’homme de science britannique Thomas Young, qui réussit à convaincre la communauté scientifique de l’époque que la lumière était de nature ondulatoire grâce à une démonstration expérimentale.[2] Il réussit aussi à calculer la longueur d’onde de sept des couleurs du spectre lumineux de Newton, dont les lumières rouge et violette.[10] De ces observations, il émit l’hypothèse que les couleurs observables étaient liées à une longueur d’onde spécifique et que les couleurs ayant une longueur d’onde plus courte étaient davantage déviées que celles ayant une longueur d’onde plus longue. Avec cette nouvelle affirmation, il fut alors possible d’associer une valeur numérique à chacune des couleurs du spectre lumineux et, ainsi, de calculer avec une certaine précision les positions de chacune des raies sombres qui allaient être découvertes plus tard.

William Hyde Wollaston (1766 - 1828). Peinture de John Jackson, Domaine public, via Wikimedia Commons.

À l’époque, la précision des appareils optiques qu’utilisa Newton ne lui permit pas de percevoir les minces bandes noires qui entrecoupaient le spectre du Soleil, ce dernier lui apparut donc comme une bande arc-en-ciel ininterrompue. Cependant, au début du 19e siècle, les avancées dans le domaine de l’optique permirent d’avoir la précision nécessaire pour apercevoir pour la première fois de fines raies noires dans le spectre solaire que l’on croyait jusqu’alors continu. Le récit du formidable rôle des raies d’absorption en astronomie commença donc avec le scientifique britannique William Hyde Wollaston [2], principalement connu pour ses avancées en chimie [18], qui, lors de ses expérimentations en optique, fournit la première observation recensée d’un spectre du soleil discontinu en 1802. Cependant, il n’investigua pas davantage sur ce fait.

Joseph von Fraunhofer (1787 - 1826). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Ce fut avec l’arrivée de Joseph von Fraunhofer [9], un opticien allemand, près de 12 ans plus tard que l’épopée de ces minces bandes noires recommença et prit son fulgurant envol. Alors que le jeune scientifique effectuait des recherches dans le but d’améliorer les appareils optiques de l’époque, il observa à son tour que le spectre du soleil était discontinu. Cette redécouverte fut faite indépendamment des travaux de Wollaston. À la même époque (entre 1814 et 1821), Fraunhofer remplaça le prisme dans son appareil optique par un réseau de fentes afin de diffracter la lumière, ce qui s’avéra bien plus efficace et précis, permettant la création de spectres de meilleur qualité. C’est ainsi qu’il aurait inventé à proprement parler le premier spectroscope.[3] [21] Durant cette période, il observa près de 674 raies sur le spectre solaire et il mesura la position de 324 à 350 de ces raies qu’il catalogua.[2] [26] [7] Il ne comprit pas la signification de ces bandes sombres et encore moins leur cause, mais il remarqua que plusieurs autres astres avaient également un spectre discontinu et compara le spectre du soleil avec d’autres astres comme Vénus.

Raies de Fraunhofer. De nl:Gebruiker:MaureenV, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Gustav Robert Kirchhoff (1824 - 1871). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

S’ensuivit une période relativement morte durant laquelle aucune avancée majeure ne se produisit avec ces fameuses bandes noires. Elles furent remarquées et il était de plus en plus certain que la majorité des astres observables pourraient en posséder, mais on ignorait toujours ce qu’elles étaient et à quoi elles pourraient bien servir. Elles se révélèrent donc fort peu utiles jusqu’à ce que leur signification soit découverte.

Le récit reprit donc en 1859 lorsque ce premier pan de mystère s’envola grâce aux travaux conjugués du physicien allemand Gustav Robert Kirchhoff et du chimiste de même nationalité Robert Wilhelm Bunsen. Les deux scientifiques étudiaient alors la lumière produite par certains sels et minéraux lorsqu’ils étaient soumis à la flamme d’un brûleur et tentaient de déterminer s’il était possible d’identifier les éléments qui les composaient grâce à cette lumière. Pour ce faire, ils utilisèrent le brûleur à bec Bunsen développé par M. Bunsen.

Robert Wilhelm Bunsen (1811 - 1899). Photographie de Jean-Marc Nattier, Domaine public, via Wikimedia Commons.

La lumière qui était émise par le gaz chaud qui se dégageait des combustions était alors dispersée afin d’obtenir un spectre, une idée de Kirchhoff qui utilisa une version du spectroscope de Fraunhofer qu’il avait lui-même perfectionné afin de disperser la lumière et mesurer le spectre obtenu.[2] Cependant, le résultat ne fut pas un spectre arc-en-ciel comme ce serait le cas avec une lumière blanche, ils obtinrent plutôt des bandes lumineuses isolées. En approfondissant leur recherche et en étudiant certains éléments chimiques de plus en plus purs, Kirchhoff réalisa que chacun des éléments émettaient une série de bandes lumineuses qui leur étaient propres lorsqu’ils étaient chauffés. Il donna le nom de raies d’émission à ces bandes lumineuses. Kirchhoff venait de découvrir qu’il était possible d’identifier les éléments présents dans une substance en étudiant les raies spectrales qu’elle produisait une fois chauffée. Sans encore vraiment le savoir, il venait également de créer la spectroscopie et de sonner le début de l’impressionnante montée en puissance de ce nouveau domaine scientifique.[3]

En effectuant les mesures de la position des raies d’émission dans le spectre lumineux, Kirchhoff remarqua que certaines d’entre elles correspondaient parfaitement à quelques-unes des raies de Fraunhofer observées près de 35 ans auparavant dans le spectre solaire. Il formula alors l’hypothèse que les minces bandes noires résultaient de l’absorption d’une partie de la lumière blanche provenant d’une source chaude par les éléments chimiques plus froids situés entre la source et l’observateur.[2] De plus, son hypothèse suggéra que les longueurs d’onde qui étaient absorbées par chacun de ces éléments correspondaient aux longueurs d’onde émises par ces mêmes éléments lorsqu’ils étaient chauffés. En d’autres mots, la présence d’un élément chimique se manifeste sur un spectre continu par la présence de bandes sombres aux positions des raies d’émission caractéristiques de cet élément. De la même manière qu’il avait nommé les raies résultantes de l’émission de lumière par un élément « raies d’émission », il donna le nom de raies d’absorption aux bandes noires. Kirchhoff fut le premier à établir le lien entre ces bandes sombres et les raies d’émission, résolvant ainsi la première partie du puzzle. Bien qu’il réussit à comprendre d’où venait ces raies et ce qu’elles représentaient, il ignorait toujours la raison physique qui causait ce phénomène.

Illustration de la différence entre les différentes raies spectrales selon les lois énoncées par Kirchhoff. Crédit : Penn State Astronomy & Astrophysics. Ce fichier est disponible selon les termes de la licence Attribution - Utilisation non commerciale - Partage dans les mêmes conditions 4.0 - International

Les pionniers et premières de la spectroscopie en astronomie

Il fallut patienter jusqu’à la deuxième décennie du 20e siècle pour que la deuxième partie du mystère s’éclaircisse, mais entre temps, plusieurs personnes s’intéressèrent aux raies d’absorption et à leurs applications possibles dans le domaine de l’étude astronomique. Kirchhoff lui-même s’intéressa d’ailleurs aux applications de cette découverte en astronomie et en déduit que les raies d’absorption présentes dans le spectre du Soleil étaient dues à la présence d’éléments chimiques dans son atmosphère.[2]

Giovanni Battista Donati (1826 - 1873). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Les implications ce cette découverte eurent des répercussions immenses, mais surtout établirent une fois pour toute que le Soleil était un astre chaud, ce qui mit fin au débat encore présent à l’époque sur l’hypothèse d’un Soleil froid.[17] Avec la connaissance de la signification des raies spectrales, il fut également possible de déterminer la composition chimique des atmosphères des autres étoiles ou de tout astre émettant une lumière visible suffisamment forte pour être perçue depuis la Terre. Cette même compréhension des raies d’absorption laissa aussi présager l’existence d’éléments chimiques qui n’avaient pas encore été identifiés sur Terre, mais qui de toute évidence étaient présents autour de ces astres.[19]

En 1860, l’astronome italien Giovanni Battista Donati fut le premier à avoir l’idée de coupler un spectroscope à son télescope pour observer les comètes et les analyser de façon spectroscopique. Au cours des trois années qui suivirent, il étudia également les spectres d’une quinzaine d’étoiles et publia ses résultats en 1863.[3] Cependant, Donati demeure principalement reconnu pour ses travaux sur les comètes. Au cours de ces observations, il remarqua qu’à l’approche du Soleil, ces corps froids émettaient leur propre lumière plutôt que celle réfléchie de l’astre solaire, rendant ainsi possible l’analyse de leur composition via la spectroscopie.[24] Il fut d’ailleurs le premier à observer le spectre d’une comète et à en déduire la composition chimique en 1864.[13] Il inaugura ainsi l’étude spectroscopique de ces astres.

William Huggins (1824 - 1910). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

À la même époque, plusieurs autres scientifiques eurent des idées similaires un peu partout dans le monde. C’est d’ailleurs le cas de l’astronome britannique William Huggins qui regarda à son tour le ciel à travers une vision spectroscopique.[3] [15] Il fut l’un des premiers à vraiment appliquer l’analyse spectrale en astronomie et à déterminer la composition chimique de plusieurs astres brillants. Il observa principalement les objets célestes s’apparentant à première vue à des étoiles et il fit plusieurs découvertes importantes. L’une des premières parut en 1863 dans une publication dans laquelle il démontra que les étoiles observables étaient composées des mêmes éléments chimiques que ceux se trouvant sur la Terre et dans l’atmosphère du Soleil.[8] En 1864, il fut le premier à noter le spectre d’une nébuleuse planétaire.[27] En approfondissant ses études, il établit la distinction entre les nébuleuses et les galaxies, dont les spectres avaient des comportements bien différents.

Margaret Lindsay (Murray) Huggins (1848 - 1915). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Les spectres des nébuleuses s’apparentaient à ceux des gaz chauds, alors que ceux des galaxies s’apparentaient davantage à ceux des étoiles. Il est à noter qu’à cette époque, l’appellation de nébuleuse désignait tout objet astronomique d’apparence diffuse. De ce fait, autant les objets qui apparaissaient flous dû à la résolution insuffisante des appareils que les vraies nébuleuses étaient considérés comme des nébuleuses. Parmi ces objets inclus à tort dans le grand ensemble des nébuleuses se trouvaient entre autres les galaxies et les amas d’étoiles. La distinction entre les nombreux types de nébuleuses était également encore à faire. La seconde grande découverte de Huggins amena la preuve que parmi les nébuleuses se trouvaient des objets distincts, ce qui ouvrit la porte au début de ces diverses classifications entre les astres nébulaires qui aboutirent plus tard aux définitions actuelles des différents corps célestes. Sa troisième grande découverte fut la possibilité de mesurer la vitesse radiale des étoiles à partir du décalage des raies d’absorption présentes dans le spectre de celles-ci grâce à l’effet Doppler. Il réalisa ainsi la première mesure de la vitesse radiale d’une étoile 1868 avec cette technique.[8] Cette technique est encore utilisée de nos jours afin de calculer les vitesses de déplacements et surtout le sens de déplacement des astres. Un exemple de ce décalage dû à l’effet Doppler est illustré sur la figure 4.

Monsieur Huggins et sa femme Margaret Lindsay Huggins (Murray de son nom de fille), une astronome d’origine irlandaise qu’il épousa en 1878, furent considérés comme des pionniers dans le domaine de la spectroscopie appliquée en astronomie, révolutionnant l’observation dans ce domaine. Bien que le nom de celle-ci n’apparaisse sur aucune publication officielle en tant que coauteure, elle fut indéniablement bien plus qu’une simple assistante de recherche. Il est donc légitime d’accorder un mérite équivalent à ces deux personnes pour les découvertes faites par le couple Huggins après cette date.[6] [14]

Exemple illustratif du décalage des raies d’absorption vers le bleu, lorsqu’un objet s’approche de l’observateur, ou le rouge, lorsque l’objet s’éloigne, dû à l’effet Doppler. Cette image est une courtoisie de Nick Strobel à www.astronomynotes.com.

Lewis Morris Rutherfurd (1816 - 1892). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

Parmi les autres grands noms qui s’intéressèrent à la spectroscopie astronomique au début des années 1860 se trouvait l’astronome américain Lewis Morris Rutherfurd. Bien que cet ancien homme de lois devenu astronome fut principalement connu pour ses remarquables photographies de la Lune, il apporta également de jolies avancées dans le domaine de l’étude des raies d’absorption. Il est à noter que ses découvertes et innovations dans le domaine de la photographie astronomique furent d’une aide importante pour la conservation des observations spectrales, permettant un enregistrement précis et durable qui rendit possible l’étude ultérieure des spectres.

Dès 1862, Rutherfurd s’intéressa de près aux spectres des objets lumineux célestes. Il développa d’ailleurs une nouvelle technique d’observation, qu’il peaufina avec les années, qui lui permit d’acquérir une meilleure résolution spectrale. En remplaçant le prisme conventionnel par une lentille cylindrique devant l’objectif de son appareil, il réussit à augmenter la largeur du spectre résultant sans toutefois affecter sa longueur. Ceci permit de meilleures lectures sans avoir d’étirement du spectre, étirement qui aurait pu modifier les positions des raies et ainsi fausser les résultats. Il découvrit alors une multitude de nouvelles raies d’absorption invisibles auparavant.[20] Grâce à sa nouvelle méthode d’observation, il étudia plusieurs des étoiles les plus brillantes relativement fixes dans le ciel, telles que Sirius, Castor, Pollux, Capella, Procyon et Orionis. De cette première série d’observations, il publia en 1863 son premier article astronomique dans lequel il fit la première tentative connue d’une classification stellaire.[12] Cette classification fut basée sur les similarités des propriétés observées dans les spectres des étoiles et porta principalement sur les nombres de raies d’absorption présentes et les éléments qu’elles représentaient. Cette catégorisation des étoiles, mais surtout la difficulté de leur classement en groupes distinctifs, amena la preuve que les étoiles étaient bel et bien différentes les unes des autres malgré des similitudes entre certaines d’entre elles. Parmi les observations de Rutherfurd ayant servi à l’écriture de son article, aucune de ces étoiles ne possédaient le même spectre, et donc, chacune possédait une composition légèrement différente ou bien largement différente, comme ce fut le cas avec Sirius qui possédait des éléments absents de la surface du Soleil.[20] Bien que ces recherches s’apparentèrent fortement à celles de Donati durant la même année, elles furent faites de façon totalement indépendante. Les trois premières années de la septième décennie du 19e siècle furent sans conteste très productives dans l’étude des raies spectrales. Un peu partout dans le monde, des découvertes similaires furent faites sans qu’il n’y ait eu de communications directes entre les divers scientifiques qui les réalisèrent.

Angelo Secchi (1818 -1878). Photographie de Fratelli D'Alessandri, Domaine public, courtoisie des Smithsonian Libraries and Archives. Ce fichier est disponible selon les termes de la licence Creative Commons 1.0 Universel

Le dernier grand contributeur du début de cette décennie incroyablement productive fut Angelo Secchi, un prêtre jésuite et astronome italien qui fut très actif en Europe dans le domaine de l’astronomie.[11] Il fut principalement connu pour ses apports importants en physique solaire, mais fut aussi reconnu comme étant un pionnier de la spectroscopie astronomique. Il fut le premier à utiliser systématiquement la spectroscopie pour la classification des étoiles. Il laissa comme plus grand lègue dans ce domaine son système de classification stellaire en quatre groupes, un système qui perdura tout au long de la deuxième moitié du siècle.[16]

Il publia à Paris en 1867 son premier ouvrage dans lequel il exposa sa méthode de classification qui séparait les étoiles en quatre types (type 1, type 2, type 3 et type 4).[23] Les étoiles de premier type possédaient un spectre dont les raies dues à l’hydrogène étaient très marquées ; se retrouvèrent dans cette catégorie les étoiles Sirius, Vega, Altair, Regulus, Rigel, ainsi que près de la moitié des étoiles du ciel. Les étoiles de second type, quant à elles, étaient caractérisées par un spectre comportant plusieurs raies d’absorption fines, comme l’on pouvait en retrouver dans le spectre du Soleil. Les étoiles qui furent identifiées comme appartenant à ce groupe étaient le Soleil, Pollux, Arcturus, Aldébaran, Procyon et α Ursae Majoris. Dans le troisième type se retrouvèrent les étoiles dont les spectres comportaient des séries de bandes d’absorption dont le côté orienté vers le violet possédait une meilleure définition que celui orienté vers le rouge (voir la figue 5). Finalement, dans le quatrième type, le spectre des étoiles était séparé par de larges bandes d’absorption avec une délimitation plus nette orientée vers le côté rouge du spectre.[23] Secchi fut le premier à souligner les traits caractéristiques de chacun des groupes venant d’être énoncés. Sa clairvoyance dans la classification spectroscopique inspira les bases des systèmes de classification subséquents[16], dont ceux développés plus tard à Harvard et qui posèrent le fondement de celui qui est encore utilisé de nos jours.

Représentation des quatre types spectraux d’étoiles de Secchi. A. Secchi, Les étoiles. Essai d’astronomie sidérale, Paris, Germer Baillère et Cie,1879, t. I, p. 89.

Ces six personnes furent les premières dont les sources écrites témoignent de l’initiative de combiner un spectroscope avec un télescope dans le but d’étudier le ciel de manière spectroscopique. Kirchhoff ayant résolu une importante partie de l’énigme des raies d’absorption en 1859, il est difficile d’attribuer cette innovation à des gens d’une époque antérieure. Même si certains prédécesseurs avaient sans doute utilisé une lunette astronomique ou un télescope avec un appareil de diffusion de la lumière, ils ne comprenaient pas pour autant les résultats de leurs observations. Ces scientifiques furent donc les initiateurs de l’utilisation de la spectroscopie dans le but de recherches purement astronomiques et même astrophysiques, lorsqu’ils employaient des lois de la physique pour obtenir leurs résultats. Ils furent les premiers à extraire de l’information de la lumière stellaire, faisant ainsi office de pionniers aux yeux de l’histoire. Bien que la raison physique derrière l’étrange absorption de la lumière par les éléments chimiques demeurait toujours inconnue, les découvertes de ces gens créèrent un engouement monstre pour cette nouvelle branche de l’astronomie, ce qui encouragea plusieurs autres scientifiques à s’y intéresser à leur tour, jusqu’à faire de la spectroscopie le principal domaine d’études en astronomie.

Le dernier morceau du puzzle

Niels Henrik David Bohr (1885 - 1962). Photographie par AB Lagrelius & Westphal, Domaine public, via Wikimedia Commons.

La compréhension de la cause du phénomène d’absorption de certaines longueurs d’onde bien précises par les éléments n’arriva qu’au vingtième siècle avec le nouveau modèle atomique du physicien danois Niels Henrik David Bohr.[4] Il proposa en 1913 un modèle dans lequel l’atome était composé d’un noyau positif entouré d’électrons négatifs gravitant tout autour en orbites organisées. Dans cette nouvelle théorie de l’atome, plus un électron s’éloigne du noyau et plus son contenu énergétique doit être élevé afin de lui permettre de conserver son mouvement orbital. Cette augmentation énergétique correspond à l’énergie supplémentaire que l’électron doit fournir pour arriver à pallier l’attraction que le noyau exerce sur lui et réussir à s’en éloigner.

Max Planck (1858 - 1947). Artiste inconnu, Domaine public, via Wikimedia Commons.

De ce fait, les électrons ayant les plus grandes énergies occuperont les orbitales les plus éloignées et ceux de plus faibles énergies, les orbitales les plus basses. Dans cette même ligne d’idées, plus un électron est proche du noyau et plus la force que celui-ci exerce sur la petite particule négative est grande. Du coup, un électron qui se trouve déjà sur une orbite éloignée du noyau aura besoin d’un moins grand apport d’énergie supplémentaire pour aller rejoindre une orbite encore plus éloignée, alors qu’un électron se trouvant initialement à une orbite plus basse aura besoin de beaucoup plus d’énergie pour rejoindre la même orbite finale.

En s’inspirant des travaux des physiciens allemands Max Planck et Albert Einstein, Bohr suggéra que les variations d’énergie d’un électron qui passe d’une orbitale à une autre sont régies par de petits paquets d’énergie ayant des valeurs bien définies, des «quanta» ou des photons, comme l’avait suggéré Planck 13 ans plus tôt. Il reprit également l’affirmation d’Einstein selon laquelle l’énergie que possède un photon correspond à la longueur d’onde qu’il émet. Selon cette même hypothèse, les photons de longueurs d’onde plus courtes seraient plus énergétiques que ceux de longueurs d’onde plus élevées (le violet est plus énergétique que le rouge).[5]

Albert Einstein (1879 - 1955). Photographie de Ferdinand Schmutzer, Domaine public, via Wikimedia Commons.

En combinant ces deux théories, Bohr émit l’hypothèse qu’un corps froid qui est réchauffé absorbe de l’énergie. Les électrons qui le composent passent donc à des orbitales plus élevées, absorbant le quanta d’énergie nécessaire pour atteindre cette nouvelle orbitale. Lorsque le corps devenu chaud refroidit, de la manière inverse à celle ayant produit l’excitation des électrons et leur présence sur des orbitales plus élevées, ces électrons perdent une énergie équivalente à celle qui a été nécessaire pour atteindre l’orbitale plus élevée et émettent un photon de longueur d’onde correspondante en retournant sur leur orbitale initiale, créant ainsi les raies d’émission. Puisque chaque élément a une organisation atomique qui lui est propre, ces retours en position d’équilibre des électrons produisent une signature lumineuse également propre à cet élément. De la même façon, chaque élément absorbe un quanta d’énergie correspondant à la couleur (longueur d’onde) des raies d’émission qui lui sont propres lorsqu’il se réchauffe, créant ainsi les raies d’absorption lorsqu’une lumière blanche le traverse.

Avec cette dernière découverte, le voile fut enfin levé sur la grande énigme des raies d’absorption et elles purent enfin être utilisées à leur plein potentiel. Depuis que la compréhension des raies est aussi complète, de fulgurantes avancées ont pu être réalisées en astrophysique. L’association directe entre les raies spectrales et une valeur d’énergie permet également de relier les longueurs d’onde à des températures moyennes, permettant ainsi d’estimer la température des astres. Cette avancée combinée aux spectres stellaires fit naître la classification actuelle des étoiles, mais surtout, le diagramme de Hertzsprung-Russell sur lequel est visible l’évolution des étoiles les plus communes de l’Univers. Ceci représenta un pas important dans la compréhension du développement de notre univers.

Combinée à la photométrie, la spectroscopie a permis de déduire l’ensemble des connaissances que nous avons sur l’Univers à l’extérieur du système solaire, ainsi qu’une grande partie des celles des objets internes à ce système. Les raies d’absorption ont été le pivot central dans l’histoire de la spectroscopie et eurent un rôle capital dans l’étude des spectres en astrophysique, depuis le commencement jusqu’à la fin.

Références

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  • [2] © ASTROLab du parc national du Mont-Mégantic, (2021). Des codes dans la lumière . Le Canada sous les étoiles. http://astro-canada.ca/des_codes_dans_la_lumiere-codes_into_the_light-fra
  • [3] © ASTROLab du parc national du Mont-Mégantic, (2021). Les spectromètres. Le Canada sous les étoiles. http://astro-canada.ca/les_spectrometres-spectrometers-fra
  • [4] © ASTROLab du parc national du Mont-Mégantic, (2021). Les spectres d’absorption. Le Canada sous les étoiles. http://astro-canada.ca/les_spectres_d_absorption-absorption_spectra-fra
  • [5] © ASTROLab du parc national du Mont-Mégantic, (2021). Les spectres d’émission. Le Canada sous les étoiles. http://astro-canada.ca/les_spectres_d_emission-emission_spectra-fra
  • [6] Becker, J. B. (2016, April) Margaret Huggins and Tulse Hill Observatory, Astronomy Geophysics, Volume 57, Issue 2, Pages 2.13–2.14, https://doi.org/10.1093/astrogeo/atw069
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  • [9] Britannica, T. Editors of Encyclopaedia (2021, June 3). Joseph von Fraunhofer. Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/biography/Joseph-von-Fraunhofer
  • [10] Britannica, T. Editors of Encyclopaedia (2021, June 9). Thomas Young. Encyclopedia Britannica.https://www.britannica.com/biography/Thomas-Young
  • [11] Britannica, T. Editors of Encyclopaedia (2021, June 25). Pietro Angelo Secchi. Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/biography/Pietro-Angelo-Secchi
  • [12] Britannica, T. Editors of Encyclopaedia (2021, November 21). Lewis Morris Rutherfurd. Encyclopedia Britannica.https://www.britannica.com/biography/Lewis-Morris-Rutherfurd
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