Journal étudiant de la PHYSUM

Vulgarisation

La gravité est géométrique

Par Serge Hamoudou


Avant de pouvoir parler de gravité sous l’angle de la relativité générale, je dois aborder les géométries non euclidiennes.

Espaces courbes : À l’école primaire et secondaire, vous avez appris la géométrie euclidienne. Vous ne l’avez probablement pas appelée par ce nom, mais il s’agit de la géométrie dans laquelle deux droites parallèles ne s’intersectent jamais et gardent toujours la même distance entre elles. Il s’agit du cinquième postulat d’Euclide. On parle alors d’une géométrie à courbure nulle car elle concerne les surfaces planes, ainsi que les espaces plans plus généraux. Afin d’étendre la discussion aux géométries non euclidiennes, il est utile de commencer par généraliser le concept de ligne droite. Dans un plan, une ligne droite est, intuitivement, la trajectoire qu’une personne suivrait si elle marchait devant elle sans jamais se tourner. On appelle une trajectoire tracée de cette façon une géodésique. Il s’agit, dans plusieurs cas (mais pas tout le temps !) du chemin le plus court reliant deux points donnés. Évidemment, une géodésique dans un plan est une ligne droite. Dans le cas de la surface d’une sphère, je vous laisse vous convaincre que toute géodésique est un grand cercle, soit un cercle dont le centre coïncide avec celui de la sphère. Dans cette géométrie, le cinquième postulat d’Euclide ne tient pas ; deux géodésiques initialement parallèles finissent par converger. Il s’agit donc d’une géométrie à courbure positive. Considérons maintenant la surface décrivant une selle ou des chips Pringles. Ici, le cinquième postulat d’Euclide n’est pas non plus respecté : deux géodésiques initialement parallèles finissent par s’éloigner. On parle alors de courbure négative. De façon générale, la courbure d’une géométrie est déterminée par le comportement des géodésiques. Nous avons à présent défini tous les concepts mathématiques dont nous aurons besoin pour ce texte.

Principe d’équivalence : Si vous laissez tomber simultanément et de la même hauteur une plume et un marteau, celui-ci atteindra le sol en premier. Du moins, c’est ce qui se passera si vous faites l’expérience sur Terre. En effet, à la surface de notre planète, il y a de l’air qui freine les deux objets en chute libre, mais qui a un plus grand impact sur la plume que sur le marteau. Si vous refaisiez l’expérience dans un environnement sans air (par exemple, à la surface de la Lune), les deux objets atteindraient le sol en même temps. Ainsi, la gravité, lorsqu’elle agit seule, agit sur les objets en les faisant accélérer indépendamment de leur masse. Gardons ceci en tête et parlons de référentiels accélérés. Disons, par exemple, que vous êtes dans un train. Tant que celui-ci se déplace en ligne droite et à vitesse constante, tout se déroule, en son intérieur, exactement comme s’il était immobile. Ainsi, un passager isolé et dans un wagon sans fenêtre n’a aucune façon de savoir si le train est immobile ou en mouvement. Toutes les lois de la physique se déroulent exactement de la même façon dans les deux cas. C’est l’inertie. Supposons maintenant que le train accélère. Votre inertie va vous amener à continuer votre mouvement avec la vitesse que le train avait juste avant l’accélération. L’arrière du wagon dans lequel vous vous situez, qui se déplace maintenant plus rapidement que vous, va donc vous rattraper. Or, dans le référentiel du train, vous ressentez cela comme si une force vous tirait vers l’arrière du wagon. Il n’y a pas de force réelle ; il ne s’agit que d’un effet créé par l’inertie combinée à l’accélération du repère dans lequel vous vous trouvez. On parle alors d’une force fictive. Le point clé est que puisque l’accélération du référentiel (ici, le train) ne dépend que de celui-ci et non des masses des entités se trouvant à l’intérieur, la force fictive résultante cause (relativement au train) une accélération égale pour tous les objets affectés, indépendamment de leur masse. Il s’agit exactement du même comportement que celui de la gravité, qui est d’ailleurs la seule force réelle ayant cette propriété ! Ceci est le principe d’équivalence, qui s’exprime en deux parties. Premièrement, puisque tous les objets près de la surface de la Terre tombent avec la même accélération (négligeant les effets de la résistance de l’air), si vous vous vous trouvez dans un ascenseur en chute libre, la physique se déroulera - de votre point de vue - exactement de la même manière que si vous étiez dans la même cage d’ascenseur, mais en apesanteur dans l’espace. Supposons que vous vous trouviez dans la même cage d’ascenseur, mais cette fois que celle-ci se trouve dans le vide interstellaire (donc sans gravité locale) et qu’un câble exerçant une force constante lui soit attachée, lui causant une accélération constante. Puisque vous vous trouvez alors dans un référentiel uniformément accéléré, vous percevez les choses, dans votre cage, comme si tout tombait vers le bas de la cage avec la même accélération. Cette situation est exactement la même que celle où la cage est immobile à la surface d’un astre (et donc dans son champ gravitationnel). Dans les deux cas, il n’y a fondamentalement aucune façon de savoir dans quel cas vous vous trouvez (je suppose bien sûr que vous ne pouvez pas communiquer avec un observateur extérieur).

La gravité n’est pas une force : Albert Einstein, contrairement à la presque totalité des physiciens de son époque, considérait que le fait que la gravité agisse exactement comme une force fictive ne pouvait être qu’une simple coïncidence. Ainsi, il fonda la théorie de la relativité générale sur le postulat que la gravité est une force fictive. Par exemple, dans le cas de la gravité terrestre, les faits que nous gardons en tout temps les deux pieds sur Terre et que nous tombons lorsque nous sommes dans les airs s’expliquent par le fait que le sol accélère constamment vers le haut et qu’il nous rattrape, tout comme l’arrière du wagon en accélération nous rattrape. Rendu à ce point, à moins que vous croyez que la Terre soit plate, vous êtes probablement en train de vous dire quelque chose de l’ordre de : si la gravité n’était pas une vraie force et que le sol accélérait vers le haut dans notre région du monde, le sol n’accélérerait-il pas vers le bas selon les gens situés de l’autre côté du globe, ce qui aurait comme conséquence de les éjecter vers l’espace plutôt que de les maintenir au sol ? Cet argument suppose implicitement que l’espace dans lequel nous vivons est fixe et euclidien. L’entièreté de la physique précédant le 20e siècle, ainsi que notre intuition de la vie de tous les jours, repose sur cette hypothèse ; deux droites parallèles dans l’espace tridimensionnel gardent toujours la même distance. La relativité générale est révolutionnaire, car elle remet en question cette conception du monde qui nous semble si évidente. Elle postule que l’espace-temps, vu comme géométrie à quatre dimensions (trois pour l’espace et une pour le temps), n’est pas euclidien, mais courbé positivement par la présence de masse et d’énergie. Concrètement, cela veut dire qu’en présence d’un corps massif comme la Terre, les géodésiques ne sont pas des lignes droites. À la place, deux trajectoires géodésiques dans l’espace-temps qui sont initialement parallèles se rapprochent spatialement au fur et à mesure que le temps avance, créant une attraction. Ainsi, si on généralise le principe d’inertie - qui stipule qu’en absence de force, le mouvement naturel se fait selon une ligne droite et à vitesse constante - à des géométries non euclidiennes et qu’on associe le mouvement naturel aux géodésiques, le phénomène de gravité émerge naturellement non comme une force réelle, mais comme un effet inertiel dans un espace-temps courbé. Pour reprendre notre exemple, la grande masse de la Terre courbe positivement l’espace-temps, de sorte que l’espace se « contracte » lorsque le temps avance (afin de rendre compte des trajectoires qui convergent avec le temps). Or, la Terre a un volume constant. Ainsi, dans un espace qui se contracte, cela crée l’effet d’une sphère en expansion, et donc d’un sol qui accélère vers le haut et ce, peu importe l’endroit où vous vous situez sur le globe !


Prédictions : Tout cela est bien beau, mais qu’est-ce qui nous dit que ceci est la bonne description de la gravitation, plutôt que la description classique dans laquelle on décrit la gravité comme une force réelle agissant dans un espace euclidien ? La réponse est que la relativité générale fait des prédictions qu’aucune autre théorie physique ne fait. La principale est reliée à la position apparente des étoiles dans le ciel. Le Soleil, ayant une masse gigantesque, courbe l’espace-temps dans ses environs. Ceci amène les rayons lumineux qui passent près du Soleil, et qui se déplaceraient normalement en ligne droite, à emprunter une trajectoire légèrement courbée. Ainsi, lorsque le Soleil est en plein milieu du ciel, les positions apparentes des étoiles avoisinantes devraient être légèrement décalées par rapport à leurs positions habituelles. Le seul hic est que notre étoile est tellement lumineuse qu’elle éblouit complètement le ciel, rendant impossible l’observation de toute autre étoile avoisinante. La solution est d’attendre une éclipse solaire totale ; lorsque l’influence gravitationnelle du Soleil est présente, mais que sa lumière est cachée par la Lune, la photographie des étoiles avoisinant le Soleil dans la voûte céleste est rendue possible. Cette expérience fut effectuée pour la toute première fois en 1919 par les astronomes Frank Watson Dyson et Arthur Stanley Eddington. Ils observèrent bel et bien une déviation par rapport aux positions habituelles de ces étoiles. De plus, la déviation observée fut exactement celle qui était prédite par la théorie de la relativité générale !